« Pas si vite, Boris ! »

Envie de rencontrer le Boris tantôt écrivain, tantôt scénariste, romancier, poète ou traducteur ? Alors, le récit imaginé par Annie est pour vous. Bonne lecture ! 

« Pas si vite, Boris ! »

Au fond de moi, je suis un peu jalouse. Jalouse de sa guitare-harpe et de sa trompinette. Il passe des heures avec elles, alors qu’il sait et qu’il se plaît à dire : « Chaque soufflée dans la trompinette et ça me fait un jour de moins ». Jalouse de sa mère à qui il écrit presque tous les jours et qu’il veut distraire comme pour exorciser la guerre. Je suis aussi jalouse de Juliette, la «Jolie môme » de Saint-Germain-des-Prés, qu’il a réussi à sortir de son mutisme en passant des heures à lui parler sur le canapé. Jalouse d’Ursula, son nouvel amour rencontré chez des amis. Une danseuse à l’opéra de Zurich à qui il écrit tout le temps des « Ma douce », « Mon ange » ou des « Je t’aime ».

Pourtant, même si je suis jalouse, je n’en dis rien. Je l’attends, silencieuse sur un coin du bureau. Je sais qu’il viendra me voir quand tous les autres, les Prévert, les Queneau, Sagan, Signoret et compagnie seront partis. Moi, la belle Américaine… noire !  Il faut voir comme il m’aime, comme il me bichonne. Régulièrement, il dégraisse mes barres et mon segment. Avec minutie, il nettoie chacun de mes coins et recoins. Je suis vraiment ravie qu’il ait fait des études d’ingénieur à Centrale ! Il a toujours le tournevis, la vis qui lui faut pour moi dans son petit atelier, débordant d’outils et d’objets hétéroclites jusqu’au plafond !

Ce matin, il est parti de bonne heure. Il était en retard pour la remise de son papier à la revue Jazz Hot. Je ne l’ai pas vu de la journée. Il a toujours une foultitude d’activités ! Il est jazzologue, musicien, critique, chanteur, peintre, scénariste, romancier, poète, traducteur, ingénieur. Il est pressé, son cœur malade le pousse à vivre pleinement chaque instant qui passe. Il lui arrive d’annoncer qu’il n’atteindra pas les quarante ans. Il est rentré à la maison à l’heure du dîner, a avalé son bol de soupe de poireaux-pommes de terre, réchauffé sur la gazinière. Et, là… enfin… il vient vers moi. 

Il est à moi maintenant. Avec délicatesse, il glisse une feuille entre le caoutchouc de mes cylindres qui entraînent le papier. Et, puis, des heures durant, il enchaîne les lignes, entrelace les mots, en invente de nouveaux comme pianocktail, peignophone ou députodrome. Son envie d’écrire est dévorante. Jusque tard dans la nuit, il tape à toute allure sur mon clavier. Il noircit feuillet après feuillet. Il espère que ce nouveau manuscrit soit l’œuvre du siècle qui lui apporte reconnaissance, liberté et un peu plus d’aisance matérielle. Il est tard. Les lumières du Moulin illuminent de rouge la terrasse et accentuent la pâleur de son visage. Aurait-il un coup de fatigue ? Je dois le protéger. Son médecin n’a de cesse de lui répéter de ménager son coeur. Je ne veux pas qu’il s’écroule là, devant moi. 

Alors, je décide de me rebeller. Je ne fais plus remonter certaines touches. Je dérègle le rappel du chariot et le retour à la ligne. Bloque la sonnette. Coince le ruban. C’en est trop. Il se lève et part se coucher, sans rien dire. On n’est pas là pour s’engueuler !

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