Changement de décor pour un nouveau récit sur la prise de risque. Le registre choisi par Laurent est inattendu et devrait vous étonner. Bonne lecture !
Poste avancé
– Que vous arrive-t-il, mon ami ? D’habitude, je vous croise sur votre tige préférée, abrité sous les feuilles de ronce du buisson ombragé. Vous y semblez tellement à votre aise pour exercer vos talents d’acrobate. Non loin du framboisier qui attend pour fleurir, vos gestes y sont si rares… Et, votre corps d’écorce, bercé par le vent doux et humide du matin, s’y balance, si fier. Mais, que faites-vous donc par ici, Monsieur le phasme ? Je croyais vous trouver dans votre bosquet de branches serrées, là où la rosée dégouline encore. Vous êtes-vous donc perdu ? Ici, les ramifications épineuses sont accidentées. Voyez-vous l’arche grimpe jusqu’aux hauteurs ensoleillées du grand chêne…Quelle idée de se mettre ainsi à découvert ! Si près des mûres ! Ne vous a-t-on pas prévenu du danger ?
– Eh, je suis là !! j’ai la tête en bas, petit insecte. Vous parlez à mon abdomen. Ça se voit pas ? Je bouge les antennes, exprès. Vous me voyez mieux ?
– Ah oui, je vous reconnais, Monsieur le phasme.
– Couic couic … Et ça, ce sont mes mandibules, petite fourmi.
– Ok mon ami, il ne faut pas vous fâcher !
– Savez-vous que le chêne sert en cette saison ses plus belles feuilles, dorées à point par le soleil à son zénith… Les pirouettes, les changements d’équilibre, c’est mon affaire ! Mes pattes collantes me permettent de m’agripper partout, et mes crochets me cramponnent quoi qu’il arrive. Mon thorax musclé me hisse où bon me semble. Croyez-vous me donner le vertige ? J’ai une bonne habitude de ce trajet et y exerce à loisir ma souplesse. Je n’ai que faire de votre appréhension petit insecte.
– Je souhaitais juste vous mettre en garde. Mais, peut-être, êtes-vous adepte d’émotions fortes ? d’exercices de haute-voltige ? Renoncez à votre festin, Monsieur le phasme ! Je vous assure qu’un danger vous guette, si vous allez plus avant. Illuminés, vos membres articulés ressemblent comme deux gouttes d’eau aux brindilles du framboisier. Votre périlleuse ascension risque de mal se terminer.
– Je suis entraîné, au rythme d’un centimètre toutes les deux heures, et je compte bien atteindre mon objectif la nuit prochaine. Pour quelle raison, voulez-vous que je me prive d’une si délicieuse perspective ? Vous voulez me faire croire que vos antennes ridicules ont détecté un danger ? N’avez-vous point remarqué mon aisance à me plier, à me casser ? Je me joue des bourrasques et mon mimétisme est parfait. Mon abdomen a ses lignes les plus délicates ; celle de ma seconde mue. Passez votre chemin, petit avorton peureux.
FLAP FLAP…Crac… Craaac
– Aaaah ! Un tremblement de branche ! Que se passe-t-il ? Les vents ont tourné, ils tourbillonnent. Quelle secousse !
FLAP FLAP Frou frou
Craaac
– Aaah ! Au secours, je perds l’équilibre. Il faut que je m’accroche. Petite fourmi, où êtes-vous ?
– Là, agrippée à l’épine. La pointe est glissante, mais je tiens. Et vous, ça va, pas de bobo ? Je vous trouve dans une position bien inconfortable tout à coup.
CUI CUI CUI
– Aaahh !
– Tenez-vous bien et n’esquissez aucun mouvement. Une mésange est venue se poser. C’est elle qui secoue ainsi votre joli trapèze.
FLAP FLAP… CUI CUI CUI
– Le battement de ses ailes vous a mis dans une bien vilaine posture, n’est-ce pas ? Picorer les mûres baignées par le soleil levant fait partie de ses habitudes.
– Aaaaah ! Une mésange ! Au secours, mon amie la fourmi ! Savez-vous que picorer les pattes de phasme, ça fait aussi partie de ses habitudes ?
– Ne bougez pas ! Vos couleurs en demi-teinte pourraient attirer son attention. Son bec acéré découpe à la vitesse de l’éclair. Il ne faut surtout pas qu’elle soupçonne votre présence. Pas de panique, Monsieur le phasme, je vais vous sortir de ce mauvais guêpier. Gardez votre thorax légèrement courbé, et maintenez vos pattes arrière écartées. Voilà, tenez bon, l’abdomen bien tendu. Dès que la brise reprend, vous agiterez vos antennes pour que je puisse m’y percher. Laissez-moi faire, je me charge de la mésange.
– Une mésange !!! Avez-vous vu ses yeux perfides et cruels sous sa casquette noire. Au secours ! Je suis au bord de la catalepsie !
– Arrêtez de trembler ! Ce n’est pas le moment de craquer ! Le vent reprend, agitez votre antenne….ça y est, j’y suis. Ça c’est la tête, et ça, c’est une patte. Oooh hiss !!… la voie est glissante, vous transpirez par tous les stigmates. Non arrêtez de trembler, Monsieur le phasme, vous allez me faire basculer dans le vide ! Et maintenant, taisez-vous !
CUI CUI CUI
– Hum, hum… Bonjour Madame la mésange. Je chassais quelques parasites sur cette pauvre branche fatiguée, lorsque je vous ai aperçu. Les jolis fruits que vous dégustez semblent à votre convenance.
– Absolument…, charnus, rougeoyants, une pointe acidulée. Je les préfère noir bleuâtre, et plus parfumés. Un peu comme vos habits, minuscule équilibriste.
– Oh ! Vous n’oseriez pas vous attaquer à une si maigre pitance, n’est-ce pas ?
– Détrompez-vous, mes oisillons piaillent d’impatience. Ils réclament sans cesse ma recette : le lit de phasmes feuilleté, au coulis de mûres, saupoudré de fourmis concassées. Humm ! A ce propos, vous n’auriez pas croisé de phasme par hasard ?
– Euh… non. Evidemment, non, Madame la mésange. Si j’en avais vu l’ombre d’un, je vous en aurais fait part immédiatement… Vous me trouvez sur un poste avancé, je viens en éclaireuse pour ma colonie. Et, ce piteux branchage fait très bien l’affaire. Certes, c’est un peu bancal, mais, je suis parfaitement situé.
– Ohhh ! J’ai peur ! Feuilleté ! Ça veut dire découpé, cisaillé, décapité !
– Chuuut ! Elle va finir par se douter de quelque chose.
– Soit, je vous laisse à votre mission, petite éclaireuse. Je vous mets en garde cependant, car votre poste avancé semble montrer quelques signes de faiblesse. Je m’en remets toutefois à votre chimiotactisme inné. Certainement, avez-vous vos raisons. Moi, j’ai une soupe de ver à soie à préparer.
FLAP FLAP flap flap frou frou
– Ça y est, elle est partie. Vous êtes sain et sauf !
– Piou…merci petite amie ! J’en tremble encore. On l’a échappé belle. Je vous dois une fière chandelle. Ce volatile est si terrifiant !
– Eh bien, en guise de remerciement, peut-être pourriez-vous me raccompagner jusqu’à mon logis. Tous ces événements m’ont épuisée, et mes collègues ouvrières doivent certainement s’inquiéter. Je suis tellement en retard. Ce n’est pas très loin. C’est à mi-chemin entre le framboisier et la bordure du sentier, sous les racines mousseuses du chêne. Elles sont confortables. Vous pourrez y reprendre votre souffle et vous remettre de vos émotions.
– Comptez sur moi, j’ai une bonne technique de descente en rappel. Nous y serons au soleil couchant..
La pénombre venue, le peureux bien portant posa patte à terre. Son soulagement ne fut que de courte durée. A sa grande surprise, une tribu d’ouvrières inquiètes se rua sur lui. Escaladé et cisaillé de toute part, il n’eut point le temps d’exprimer sa torpeur…
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