Nous vous proposons aujourd’hui une dernière chanson, de 1978 qualifiée par son interprète de « chanson à prendre au deuxième degré ». Elle est réinterprétée par Maximilien.
J’me présente
J’me présente, je m’appelle Henri. Et je viens de fêter mon onzième anniversaire. Je voulais un CD de Daniel ou une affiche de Daniel. Je rêvais même que l’on m’offre un billet pour son concert. Mais je savais que c’était trop pour moi. J’ai eu une console. Papa fait une drôle de tête en me regardant. Il sait bien ce que je pense de tout ça. Mais Maman n’arrête pas de lui dire des choses du genre, on va encore se moquer de lui à l’école. Elle a raison : on se moque de moi. Ringard. C’est souvent comme ça que l’on me surnomme, mais je m’en fiche et elle devrait le savoir. Ringard je suis, et ringard je resterai. On se moque de mes vestes en jeans, de ma voix aiguë, de mon baladeur CD. Je crois qu’on se moquerait quand même de moi si j’arrêtais tout ça. Maman me dit que non et c’est pour ça qu’elle m’a coupé la tignasse hier : t’es tout beau avec des cheveux courts. Je garde une mèche dans ma poche. C’est plus fort que moi tout ça, et je ne comprends pas pourquoi elle a l’air de m’en vouloir. Sans Daniel, je ne suis rien. Je l’écoute dans le bus, dans les couloirs du collège avant les cours, pendant la pause déjeuner et le soir dans ma chambre. J’suis chanteur, je chante pour mes copains. Même s’ils se moquent de moi. Je chante surtout pour moi, pour tonton, et ça me fait du bien.
Deux jours après mon anniversaire, j’apprends que mon père va m’emmener au concert et je crois que je n’ai jamais été aussi heureux. Je pensais qu’il allait me punir. J’avoue que ce n’était pas bien malin de vouloir vendre la console dans la rue pour me faire un peu d’argent. Mais c’est ce soir ou jamais. Vous vous rendez compte ? Daniel passe dans ma ville pourrie, à la salle des fêtes. J’étais comme tétanisé devant l’affiche. Je vais devoir quand même me rattraper pour Maman. Ce matin, elle avait sa tête des jours tristes et je l’entends grincer des dents quand elle se trouve dans la même pièce que Papa. Puis, il y a toutes ces phrases étouffées qu’ils ne finissent pas quand je suis là. Mais je sais qu’ils parlent de moi, et de Franck.
J’imaginais des milliers de gens partout, des costumes, un feu d’artifices. Comment dit-il déjà Daniel dans une de ses chansons ? Un air gai, chic et entraînant. Voilà ce que j’imaginais dans ma tête. C’est pas vraiment ça en fin de compte. Entre quarante et cinquante personnes, selon Papa. Dans la foule pas vraiment en délire, je reconnais Monsieur Durand qui vend des animaux empaillés sur la place du marché. Et sa femme, la poissonnière. Et toutes ces têtes que je croise devant le café des sports. T’es le fan le plus jeune, fiston. Je rigolerais bien, mais j’ai cette odeur de merguez qui me pique les yeux (le stand devant la salle des fêtes).
Gros Thierry, le maire en personne, installe des chaises. Pas de numéro, c’est au premier qui pose ses fesses. Et je suis justement le seul encore capable de courir sans m’essouffler : pile-poil devant la scène, pour Papa et moi. Je l’entends rigoler mais je sais qu’il est un peu gêné. Puis l’attente avant l’arrivée de Daniel. Un type nous fait patienter en jouant de l’épinette. Je ne l’écoute pas vraiment, sauf quand il fait une fausse note. Et je crois qu’il en fait de plus en plus pour que l’on fasse attention à lui. Mais il laisse rapidement la place.
Daniel est beau. Presque comme Franck. Il a encore ses cheveux longs, lui. Et je reconnais le costume blanc : il a le même sur la pochette de mon CD. Mais il est un peu fripé, un peu délavé. Il est là, à quelques mètres devant moi. Papa passe sa main sur mon épaule et me secoue, l’air de dire réveille-toi, c’est lui. Il croit que je ne réalise pas, mais il se trompe. Et même deux fois. Je sais très bien où je suis. Ce type devant moi n’est pas Daniel.
Daniel ne soupirerait pas dans un micro en regardant son public. Des concerts de cent mille personnes ou la salle des fêtes de Xonrupt-Longemer, c’est pareil pour lui normalement. Et il ne se moucherait pas avant d’entamer sa première chanson. J’ai la bougeotte en l’écoutant. Il inverse des paroles, se trompe. Sa voix, d’habitude, me donne des frissons. Mais son « L’Aziza » qui déraille me met en colère. J’ai la bougeotte en l’écoutant. Je repense à Franck, à sa moto, sa veste en cuir et ses boucles d’oreilles. Franck qui vénérait Daniel. Et ce chanteur, devant moi, gâche les souvenirs qui me restent. J’ai la bougeotte en l’écoutant et je ne peux plus tenir.
Franck disait qu’il fallait oublier ses problèmes avant de chanter. The show must go on. Mais que c’est quand même un carburant pour être un bon chanteur. C’est compliqué. Je quitte ma chaise et enjambe la scène. Le faux Daniel est bien trop à côté de ses pompes pour réagir. Et Papa a toujours un temps de retard. Je chipe le micro et m’adresse à mon public qui se prosternera devant moi. Je n’ai plus la bougeotte. Les juges et les lois, ça m’fait pas peur, casse la baraque. Je chante comme il le faisait, et j’ignore tout le reste. Le faux Daniel à mes côtés qui se gratte la tête, ne sachant pas s’il doit me virer ou s’amuser de la situation. Mon père, présent, qui fait ce qu’il peut. Et Franck, absent, qui nous manque tellement.
La sécurité voulait me faire quitter la scène en douceur à la fin de la première chanson. Mais j’ai eu la chance de chanter un deuxième morceau grâce au rappel des Xonrupéens qui en voulaient pour leur argent. Le faux Daniel m’a demandé mon nom et prénom, je pense, pour m’empêcher l’accès à ses futurs concerts. Mais s’il repasse dans le coin, l’année d’après, je recommencerai. C’est ça, être un chanteur.
Au sujet de la chanson originale « Le Chanteur »
Chanson écrite, composée et interprétée, en 1978, par Daniel Balavoine. Pour ce musicien rock dans l’âme mais étiqueté chanteur de variétés, c’est une « chanson rigolote », « drôle au deuxième degré » écrite après avoir réécouté une chanson ambitieuse : « Je m’voyais déjà » de Charles Aznavour. La trompette qui ouvre la chanson a été enregistrée par erreur durant les répétitions. Le chanteur, qui désespérait à trouver un thème aux paroles de la bande-son, eut une révélation en écoutant ce passage qui lui évoqua les « trompettes de la gloire ». Le texte fut bouclé sur un coin de console en moins d’une heure.
Au fil de cette chanson non autobiographique, Balavoine raconte les différentes étapes de la vie et de la carrière d’un chanteur. La chanson commence par les prémices de la carrière de ce jeune artiste, ses envies et ses rêves de succès. Balavoine décrit un musicien en devenir qui prévoit déjà toute sa carrière, mais de façon fataliste : un succès immense mais éphémère, suivi d’une longue ringardisation, une déchéance au terme la mort.
Écouter Daniel Balavoine
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