« La nuit du dragon »

Nous démarrons notre série de nouvelles policières avec celle imaginée par Anne. Une énigme qui va vous donner des frissons ! 🐉🐲🐉

La nuit du dragon

Le bleu nuit du ciel estival s’estompait depuis à peine une demi-heure pour laisser place à une timide teinte orangée de l’astre matinal. La tempête nocturne de la veille s’était évanouie. La mer avait retrouvé son calme olympien. Il n’y avait pas l’ombre d’un nuage.

Les quelques chalutiers aventuriers ou imprudents étaient rentrés. Le ressac des vagues qui, cette nuit encore, claquait contre la jetée s’était transformé en un délicat clapotis qui venait s’émousser sur les pierres meurtries mais robustes du port. Seules quelques mouettes venaient interrompre ce silence salvateur et bienveillant.

Surplombant la digue, entre deux hôtels belle époque, une maison familiale affichait un charme indéniable. Au deuxième étage, une immense fenêtre ouverte sur une large terrasse laissait s’échapper un voilage vaporeux. Sur le parquet en palissandre du salon, gisait une femme à la chevelure ébène. De sa tempe droite, un large filet de sang avait ruisselé sur un tapis aux motifs concentriques. L’expression de son visage d’une pâleur extrême affichait une étrange sérénité, sa bouche un sourire énigmatique. Son regard d’un noir profond fixait un miroir biseauté et gravé. Près d’elle une statue de bronze de rouge tachetée. Ça et là, des perles mêlées à des éclats de verre parsemaient le tapis seventies. Les mêmes que celles qui ornaient un blouson en cuir, posé sur l’accoudoir du canapé.

Les longs cheveux de la jeune femme couvraient à moitié le dos légèrement dénudé de sa robe longue d’été et laissaient entrevoir la tête d’un dragon tatouée, couleur bleu nuit. Un parfum étrange flottait dans cet air matinal. 

Sur une table basse, était posé un papier chiffonné, un cendrier presque vide ainsi qu’un sac en daim noué d’un foulard de couleur vermillon. L’horloge affichait six heures dix, ce samedi 21 juin.

 « Dites donc, ça lui réussit pas à la p’tite dame, le changement de saison !!! 

dommage,une beauté pareille. Dites donc, quel gâchis ! Il en pense quoi , le nouveau ? » Le commissaire Torvas tira une bouffée de son cigarillo bien machouillé et envoya un nuage toxique de fumée au visage impassible du jeune inspecteur Philippon.

Quinte de toux du commissaire Torvas.

L’inspecteur Philippon balaya d’un revers de la main les volutes nauséabondes.

Si on lui avait dit qu’il serait tombé sur ce dinosaure sorti d’un film de Pagnol pour sa première enquête sur la côte toulonnaise, p’têt ben qu’il serait resté dans son nord natal.

Il écarta de sa main blafarde, pas encore hâlée par le soleil septentrional, les cheveux de la victime. Il découvrit un trou au niveau de la tempe droite mais aussi un filet de sang au bas de sa longue nuque gracile.

«  Cette belle créature est morte des suites d’un coup porté par un objet contondant » précisa-t-il en montrant du doigt la statue. Son regard fut attiré par un point violet sombre en lieu et place de l’œil supposé du dragon tatoué. C’était une trace de piqûre !!

Le commissaire Torvas réussit à se pencher suite à l’indication du jeune inspecteur. « Dites donc, vous en avez de bons yeux ! Dites donc, c’est bien une piquouze !!! »

Le nordiste fraîchement débarqué était déjà à l’affût d’autres détails. Il avait déjà extirpé du sac en daim un portefeuille rouge, une liasse de Pascal, un billet de bateau Tanger-Marseille datant de moins d’une semaine, mais aucune trace de pièce d’identité.

«  Dites donc, Philippon, y en a sacrément des biftons !!! Me dites pas que c’est encore une affaire de blanche ! »

L’inspecteur Philippon intérieurement agacé par les remarques du Commissaire se contenta de répondre par un laconique «  Faut voir !!! » Il se demandait néanmoins qui était cette étrange inconnue et quelle affaire pouvait bien cacher ce meurtre puisque de toute évidence, c’en était un. Le commissaire à la cinquantaine bien tassée se pencha vers le cendrier design à l’effigie du Négresco pour écraser ce qu’ il restait de son imperceptible mégot.

Il aperçut dans la main gauche effilée de la morte un papier froissé. Il réussit à s’en saisir tout en cherchant de son autre main, un autre cigarillo dans la poche de sa veste en tweed. Après avoir allumé sa dixième munition de la matinée , il déchiffra : « Lotus Tatoo, 28 impasse Bréguier à côté du temple ».

«  Dites donc, Philippon, l’aventure continue ! Allez, c’est parti, Tintin ! »

Le tandem nouvellement constitué s’engagea dans l’impasse obscure du quartier mal famé de cette ville portuaire alors que l’église sonnait neuf heures.

Ils enjambèrent des parpaings abandonnés qui condamnaient l’accès à cette voie désormais oubliée mais qui avait été témoin de sombres règlements de comptes dans les années 50.

Malgré la rouille pigmentant une plaque émaillée située sur le crépi délavé du mur, le jeune inspecteur réussit à déchiffrer l’inscription recherchée. Ils franchirent alors le rideau à franges en plastique élimées du 28 impasse Bréguier.

En face de l’entrée, dans une semi-obscurité se tenait derrière un comptoir, un vieil homme chauve malingre mais calme.

« Bonjour Messieurs, c’est pour un tatouage ou pour la visite du temple ? »

Torvas avec sa classe légendaire lui rétorqua : «  Mon petit monsieur, pour vous, ça sera la visite du commissariat pour une séance d’asticotage ! »

Dans un bureau aux murs jaunis par des années de fumée et de nicotine , Monsieur Ling, assis face au tandem improbable, affichait un visage abattu et interloqué.

« Alors mon petit monsieur, ça vous dit pas quelque chose ce joli petit minois ? » lui lança Torvas en lui montrant les photos du cadavre. Monsieur Ling ne répondit pas. Torvas haussa le ton. Monsieur Ling était ailleurs, muet, comme paralysé. Torvas fulminait. Il tapa du poing sur son bureau patiné.

« Mais il va parler, je vais te lui faire cracher le morceau à ce… »

« Ce dragon, vous le connaissez bien ? »

L’inspecteur roubaisien s’était saisi d’une des photos du dos de la victime et d’une voix douce et posée cherchait à capter l’attention du vieil homme sidéré .

«  Monsieur Ling, le dragon, regardez ! »

Après quelques minutes d’un silence pesant, les yeux de Monsieur Ling finirent pas se poser sur les courbes de l’animal mythique. Monsieur Ling balbutia, terrorisé : « Non, non, je lui avait dit, il ne fallait pas !»

Philippon poursuivit toujours d’un ton rassurant, au grand dam de Torvas :

« Qu’est-ce qu’il ne fallait pas, Monsieur Ling ? »

Monsieur Ling était en proie à une panique qui le tétanisait : « Je lui avais dit à Mademoiselle Irina, il ne fallait pas. Elle était pourtant revenue, la semaine dernière. Non, non, il ne fallait pas tatouer l’œil du dragon. La malédiction ! »

Torvas ne put s’empêcher d’intervenir. « Il va falloir tout balancer, mon petit monsieur, si tu veux faire moins de zonzon. » 

L’attitude virulente de Torvas n’avait pas facilité le déroulement de la garde à vue du tatoueur de l’impasse Bréguier. Celui-ci s’était tu pendant des heures.

En fin de journée, Torvas dut s’absenter. L’inspecteur décontenancé par l’absence de psychologie de son supérieur renouvela un interrogatoire en douceur. Il apprit ainsi que Mademoiselle Irina était venue à plusieurs reprises de Tanger pour se faire tatouer par Monsieur Ling. Quand Mademoiselle Irina avait franchi pour la première fois, il y a tout juste un an, le rideau du Lotus Tatoo, en présentant un modèle griffonné d’un dragon, il avait tressailli.

Non, ce n’était pas possible, ce n’était pas lui, il n ‘y avait plus de dessins existant du dragon de son enfance. Pourtant, il lui ressemblait, c’était lui. Il avait reconnu le dragon des ténèbres même si son œil maléfique n’apparaissait pas.

C’était ce dragon que lui avait montré sa grand-mère avant de mourir quand il était petit dans la province du Yunnan.

« Surtout, Liang, si un jour tu croises l’image du dragon des ténébres, pars, fuis, ne te retourne pas, éloigne-toi de lui. Promets-moi, Liang ». Et il lui avait promis.

Mais il y a un an, cette jeune femme envoûtante avait supplié Monsieur Ling de lui tatouer le dragon, car c’était le seul au monde à avoir en mémoire l’image exacte du dragon des ténèbres et surtout les moindres détails de son œil.

Le dernier manuscrit avec le dessin intégral avait brûlé, en 1950, lors de l’incendie du temple Long de Beijing. Elle lui avait promis une somme colossale d’argent qu’il avait refusée. Elle était revenue le 20 septembre, le 21 mars, elle l’avait supplié et à chaque fois, il avait refusé. Hier, elle lui avait fait parvenir un message le priant de la rejoindre dans cette villa qu’elle avait louée. Elle avait appris que sa femme était  gravement malade et lui avait proposé de doubler la mise pour que Monsieur Ling puisse lui offrir une fin de vie loin de cette impasse sordide.

Alors, la veille vers 14 heures, Monsieur Ling s’était rendu avec tout son matériel. Il avait reconstitué trait pour trait l’image du dragon imprimée dans sa mémoire, sur le dos de cette jeune femme : la queue, puis le corps. Irina savourait sa victoire patiemment allongée. Il commença le tracé de la tête au creux des omoplates à la tombée de la nuit, la chaleur suffocante de la journée disparut et juste au moment d’entamer l’œil maléfique, un terrible orage défigura le ciel en un tourbillon, un éclair comme surgi des enfers, déchira l’horizon. 

Une tornade comme vomie par Lucifer fracassa les vitres de la terrasse, faisant  tomber lampes et statues de bronze. Ce fut le retour des ténèbres. La malédiction !!!

« Liang, pars, fuis, ne te retourne pas ! »

Il quitta les lieux. 

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